En 2020, alors que frappait la pandémie de Covid-19 et que des millions d’entre nous ont été placés sous des règles de confinement strict, le streaming est devenu notre principale source de divertissement. Les abonnements aux plateformes ont explosé, ainsi que leurs chiffres d’audience. L’Ofcom rapporte que le temps passé sur les plateformes a doublé pendant le mois d’avril 2020, et que 12 millions de personnes ont souscrit à un service qu’ils n’utilisaient pas jusqu’alors.
La mini-série documentaire de Netflix Au Royaume des Fauves (Tiger King : Murder, Mayhem and Madness) en a largement bénéficié, avec un total de 64 millions de vues. On se souviendra de cette série comme du « phénomène de la première vague ». C’est en effet le 6ème programme en langue anglaise produit par Netflix le plus visionné , son succès ayant un impact culturel conséquent. Elle est citée par des journalistes, des universitaires, et même par Barack Obama. Les séries documentaires comme Au Royaume des Fauves sont un sous-genre des programmes de non-fiction, dont Netflix est devenu l’acheteur principal. Le sport et le True-Crime sont les sujets les plus populaires de ce genre, rapidement devenu la marque de fabrique de Netflix. Cette hausse de la production des documentaires pour les plateformes de streaming a beaucoup de conséquences pour l’industrie et le public, certaines positives et d’autres quelque peu préoccupantes.
Cet enthousiasme conduit d’abord à une nette augmentation de la production de films et séries documentaires. Les réalisateurs et les professionnels de l’industrie sont désireux de mettre en lumière une variété d’histoires grandissante et la montée en puissance des plateformes de streaming offre une chance sans précédent de porter ces histoires à l’écran. En raison de leurs vastes réseaux d’abonnés, les plateformes ont aussi le pouvoir de toucher un public plus large et plus divers. C’est d’ailleurs ce qui a conduit David Attenborough à « faire défaut » à la BBC au profit de Netflix, lorsqu’il prêta sa voix pour le documentaire Notre Planète, visant à éveiller la conscience écologique d’un nombre de spectateurs sans précédent. En effet, la BBC, aussi puissante et omniprésente soit-elle, ne peut pas atteindre 200 millions de personnes en même temps, ni du jour au lendemain. De la même manière, Ava Duverney affirme que Netflix comble un manque important : rendre accessible des films à un public vivant dans des zones sans cinéma dans lesquels ils auraient pu les voir. C’est ce qui l’a décidée à choisir Netflix comme distributeur de son documentaire Le 13e.
D’un autre côté, les plateformes sont accusées de détourner le public du grand écran, perturbant ainsi un écosystème déjà fragile. Elles privilégieraient aussi les algorithmes au détriment de la curation pour mettre en avant les œuvres, utilisant ainsi leurs contenus comme de la marchandise, y compris les documentaires. Bien que ces derniers, quel que soit leur mode de distribution, sont souvent destinés à faire du profit, c’est bien plus flagrant avec la manière dont ils sont utilisés par les plateformes. Leurs séries documentaires intéressent le public autant que les séries de fiction, comme 24 heures chrono et Lost l’ont fait au début des années 2000. Vingt ans plus tard, le terme de « binge-watching » est inventé pour définir ces nouvelles pratiques, exacerbées par les plateformes de streaming.
Cette commercialisation du documentaire met intrinsèquement en difficulté l’un des principes fondamentaux à l’octroi des licences de contenu : la distinction entre le contenu éditorial et le contenu commercial. D’après la licence de Getty Images : « Les images éditoriales sont soumises à des restrictions d’utilisation. Elles peuvent être utilisées uniquement dans la presse, les programmes télévisés éditoriaux, les sites internet non-commerciaux et les articles de blogs et de réseaux sociaux pour illustrer des sujets d’intérêt public. » De la même manière, Shutterstock explique ceci : « Le contenu éditorial ne peut être utilisé pour monétiser une activité, mais peut être utilisé à des fins d’information ou d’éducation. » A mon sens, les documentaires produits pour les plateformes de streaming se situent dans une zone grise, pas encore définie, entre le strictement éditorial et le strictement commercial.
Ce qui différencie licence éditoriale et licence commerciale est l’exploitation : le contenu créatif est associé à la diffusion d’images qui le rend utilisable pour tous les types de projet, ce qui n’est pas le cas pour le contenu éditorial. Par ailleurs, si l’on a l’intention d’utiliser du contenu éditorial dans une fiction, tous les droits des tiers doivent être clearés : droits de la personnalité et de la propriété intellectuelle (marques et droits d’auteur). C’est également le cas pour tous les éléments protégés utilisés en décor : œuvres d’art, marques, musiques, lieux, etc. Ces dernières années, la clearance de droits est devenue une préoccupation globale et les assurances Erreurs et Omissions (E&O) sont désormais courantes. Une industrie entière a émergé pour répondre à ces besoins, avec des avocats et des conseillers juridiques dont les compétences vont de la clearance de scénario à la validation finale des montages.
A ce titre, l’utilisation d’un Iphone par un personnage dans une œuvre de fiction nécessite la signature d’un accord avec Apple, permettant d’utiliser leur propriété intellectuelle. Avant le streaming, cette obligation n’aurait pas concerné les producteurs de documentaires. Et pourtant, les documentaristes font toujours ce qu’ils ont fait pendant des décennies : jouer avec la forme, repousser les limites, et mélanger faits et fiction pour raconter leurs histoires avec créativité. Remontons jusqu’en 1922 : Robert J. Flaherty utilisait déjà des reconstitutions dans Nanook l’Esquimau, nous offrant ainsi sa vision romantisée de la vie des inuits au lieu de se reposer sur ses singularités réelles. La pratique du docufiction est aussi vieille que celle du cinéma elle-même, et les productions actuelles ne font que poursuivre une longue tradition d’hybridation. C’est le cas de Flee, de Jonas Poher Rasmussen, qui utilise avec brio l’animation pour contourner le problème de l’anonymat des protagonistes. Nous pouvons aussi prendre l’exemple de Jeff Orlowski, qui mélange documentaire d’investigation et drame narratif dans Derrière nos écrans de fumée. Ces considérations, certes académiques, ne font toujours pas écho dans l’industrie des licences de contenu, qui s’accroche à la dichotomie entre documentaire et fiction en termes de droits de la propriété intellectuelle. Pourtant, ce n’est clairement plus viable à l’heure du streaming, là où les assurances E&O sont imposées par les plateformes aux producteurs de documentaires, et où la clearance de droits connait un élan grandissant.
A ma connaissance, les cas pour lesquels les détenteurs de droits ont refusé ou demandé une compensation pour l’utilisation non-diffamatoire de leur propriété dans des films documentaires sont isolés. Cependant, l’augmentation de la portée et de la visibilité des productions documentaires sur les plateformes de streaming expose naturellement d’avantage à de telles réclamation. Le périmètre des droits à acquérir pour les plateformes de streaming est généralement le suivant : tous médias, monde entier, perpétuité. C’est bien plus étendu que ce que demandent la plupart des diffuseurs de télévision nationaux. Avec leurs œuvres sous une plus grande surveillance, il est compréhensible que les producteurs de documentaires pour les plateformes de streaming penchent de plus en plus du côté de la prudence et de la clearance de droits qui, dans le temps, n’auraient pas été clearés.
Il est évident que si les obligations imposées aux producteurs de fictions s’étendaient aux producteurs de documentaires, le paysage actuel du documentaire serait considérablement modifié. Comment les budgets déjà très serrés des productions documentaires pourraient-ils en plus supporter les coûts de licence qui en découlent, ou même le coût des démarches nécessaires pour clearer les droits ? En plus, si une autorisation était nécessaire pour chaque personne identifiable, chaque marque etc., la liberté des réalisateurs de documentaires serait fortement menacée, et cela aurait une incidence dramatique sur la créativité et la liberté à raconter des histoires.
En observant la montée du documentaire sur les plateformes de streaming, me reviennent en mémoire d’autres tournants dans l’histoire du documentaire : la Palme d’Or obtenue par Michael Moore pour Fahrenheit 9/11 en 2004, qui amena un nombre record de spectateurs à se ruer dans les cinémas pour le voir, ou la grève des scénaristes en 2007, qui entraîna une soudaine et vive montée de la production de programmes de non-fiction. Mais le point commun avec ces deux événements s’arrête à l’augmentation de l’audience. Aucun n’a menacé les fondements de la production documentaire, comme c’est le cas aujourd’hui. En tant que professionnelle des archives, je suis très curieuse de voir comment cela va évoluer, et de voir comment nos pratiques professionnelles pourraient en être modifiées.
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